Le rôle étrange des animaux du sol dans la décomposition des feuilles mortes
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François-Xavier Joly 1* et Jens-Arne Subke1
1 Département des Sciences Biologiques et Environnementales, Université de Stirling, Stirling, Royaume-Uni
Lorsque les feuilles des plantes meurent, elles tombent et s’accumulent sur le sol, où un processus important se déroule : elles se décomposent. La décomposition est essentielle au recyclage des nutriments et à leur restitution au sol. Elle repose principalement sur l’action d’une armée de créatures appelées microbes, invisibles à l’œil nu, qui font lentement pourrir les feuilles mortes. Mais les feuilles mortes sont également consommées par des créatures plus imposantes telles que les mille-pattes et les escargots. Celles-ci ne digèrent pas très bien les feuilles mortes et restituent la plupart de leur matière au sol sous forme de crottes, décomposées ensuite par les microbes. Cette transformation des feuilles mortes en crottes a-t-elle des conséquences sur le processus de recyclage ? En récupérant les crottes de nombreux animaux du sol se nourrissant de feuilles mortes, nous avons découvert que celles-ci se décomposaient plus rapidement que les feuilles mortes intactes. Cela signifie que les animaux du sol facilitent la décomposition des feuilles mortes, et ce non pas en les digérant, mais en les transformant en crottes.
POURQUOI ÉTUDIER LES FEUILLES MORTES ?
Les plantes constituent la base de toute vie sur Terre. Grâce à leurs feuilles, les plantes peuvent utiliser l’énergie du soleil pour capter le dioxyde de carbone présent dans l’air et le transformer en sucres. Ce processus, appelé photosynthèse, est absolument essentiel à la vie sur Terre. Les sucres sont utilisés pour faire pousser d’autres parties d’une plante (feuilles, tiges, racines), que des créatures très variées peuvent ensuite manger. Mais les feuilles d’une plante ne vivent que quelques mois, ou quelques années au plus. Lorsque vient le moment pour les plantes de s’en débarrasser, les feuilles mortes s’accumulent sur le sol, où un autre processus important commence : les feuilles mortes se décomposent. Ce processus de décomposition est tout aussi crucial que la photosynthèse. En effet, il permet au carbone dont sont constituées les feuilles de retourner dans l’atmosphère sous forme de dioxyde de carbone, qui pourra ensuite être réutilisé par d’autres plantes. À travers la décomposition, les nutriments contenus dans les feuilles mortes regagnent également le sol, où ils peuvent être à nouveau utilisés par les plantes pour former de nouvelles feuilles. La poursuite du cycle de la vie repose intégralement sur cet équilibre fragile entre photosynthèse et décomposition.
LES MICROBES DÉCOMPOSENT LES FEUILLES MORTES
Comment la décomposition fonctionne-t-elle ? Ce processus vital est principalement mené à bien par un groupe d’organismes du sol : les microbes. Les microbes se composent de bactéries et de champignons – similaires à ceux que l’on connaît bien. Ils sont si minuscules qu’ils sont généralement invisibles à l’œil nu, mais ils sont extrêmement abondants dans le sol. Un seul gramme de terre peut contenir 10 milliards de microbes. Ces microbes se nourrissent des feuilles mortes. Ils les digèrent en relâchant toute une variété d’enzymes dans le sol qui les entoure. Ces enzymes agissent comme des ciseaux, découpant les grandes feuilles mortes en morceaux microscopiques. Les microbes peuvent ensuite digérer ces morceaux pour en extraire de l’énergie et se développer. Enfin, ils relâchent le carbone dans l’atmosphère sous forme de dioxyde de carbone. Le cycle de la vie peut alors continuer.
Toutefois, les microbes ne peuvent pas décomposer toutes les feuilles mortes à la même vitesse. Certains végétaux, tels que les pins et les hêtres, forment des feuilles robustes, relativement épaisses, et pauvres en nutriments. Ces feuilles sont loin d’être des championnes de la photosynthèse, mais elles sont capables de survivre même dans des conditions difficiles. Ainsi, une fois mortes, ces feuilles se décomposent lentement parce qu’elles n’offrent aux microbes que peu de nutriments et une surface limitée pour se développer. Par ailleurs, d’autres végétaux tels que les frênes et les trèfles forment des feuilles beaucoup plus fines et riches en nutriments. Celles-ci sont plus fragiles, mais elles ont de meilleures capacités photosynthétiques. Lorsque ces feuilles plus fines et plus nutritives meurent, elles offrent bien plus de nutriments et d’espace aux microbes, et se décomposent donc plus rapidement.
LES ANIMAUX AIDENT LES MICROBES DANS LA DÉCOMPOSITION
Les microbes ne sont pas les seules créatures du sol à décomposer les feuilles mortes. De nombreuses créatures du sol plus imposantes se nourrissent également de feuilles mortes, notamment les mille-pattes, les vers de terre, les cloportes et les escargots (figure 1A à C). Dans certains types de forêts, et même dans les déserts, la majorité des feuilles mortes qui tombent chaque année sont mangées par ces animaux [1 à 4]. Cependant, ces derniers ne digèrent et n’utilisent qu’une petite partie de l’ensemble des feuilles consommées (par ex., figure 1D). La majorité d’entre elles est restituée au sol sous forme d’excréments – autrement dit, de crottes (figure 1E). Cela signifie que, dans les écosystèmes où ces animaux abondent, les principales sources de matière organique disponible pour les bactéries et les champignons ne sont pas les feuilles mortes, mais les excréments. Quel que soit le type de feuille morte mangée, ces excréments sont toujours bien plus petits que les feuilles, et ils se composent de dizaines de milliers de minuscules morceaux de feuilles (figure 1F). Cette transformation des grandes feuilles mortes et intactes en de minuscules morceaux offre un espace bien plus important aux microbes pour se développer et procéder à la décomposition.
L’importance de la conversion des feuilles mortes en excréments n’est pas bien comprise. Les excréments sont-ils plus faciles à décomposer pour les microbes que les feuilles mortes intactes ? Si oui, cet effet est-il plus important pour les feuilles épaisses et robustes que pour les feuilles fines qui sont déjà faciles à dégrader pour les microbes ? Est-ce que tous les animaux se nourrissant de feuilles mortes aident les microbes à désagréger les feuilles ? Cette étude visait à répondre à ces questions [5].
L’USINE À EXCRÉMENTS : ÉTUDE DE LA DÉCOMPOSITION EN LABORATOIRE
Pour étudier l’importance de la conversion des feuilles mortes en excréments, nous devions trouver et récolter des dizaines de milliers d’excréments frais produits par divers animaux du sol mangeant différents types de feuilles mortes. Cela relève de l’impossible dans la nature, car les excréments sont très petits et car il est impossible de déterminer l’espèce des animaux qui les ont produits ou le type de feuilles mortes ayant été consommées par l’animal.
Par conséquent, nous avons inventé un nouveau type d’expérience très spécial : une usine à excréments. Nous avons commencé par parcourir diverses forêts et prairies des Lowlands écossaises, où nous avons récupéré des milliers d’animaux du sol de six espèces, notamment trois espèces de mille-pattes, deux espèces de cloportes, et une espèce d’escargots. Nous avons également ramassé des feuilles mortes issues de six espèces d’arbres connues pour leurs vitesses de décomposition différentes : des chênes, des hêtres, des noisetiers, des érables, des marronniers, et des tilleuls (figure 2). Nous avons rapporté tous les échantillons au laboratoire et avons appairé chaque espèce animale avec chaque type de feuille morte dans des boîtes en plastique. En tout, nous avons réalisé 36 associations feuille/animal. Nous avons ensuite laissé les animaux manger et, pendant un mois, nous récupérions leurs excréments deux fois par semaine. Ces excréments étaient d’une grande diversité, avec des variations de couleur en fonction des feuilles mortes mangées et des variations de forme en fonction du type d’animal (figure 2).
Après cette étape de récupération des excréments, nous avons mesuré leur vitesse de décomposition, en la comparant à celle des feuilles mortes intactes. Notre objectif était de mesurer cela dans des conditions que d’autres chercheurs pourraient reproduire dans le monde entier afin de vérifier nos résultats ou de comparer nos conclusions à celles de l’utilisation d’autres espèces de feuilles ou d’animaux. Pour ce faire, nous avons créé de petits systèmes artificiels de sol au laboratoire. Nous avons rempli de petits bocaux avec de la terre issue d’un champ local sur laquelle nous avons placé une petite quantité d’excréments ou de feuilles mortes, séparée de la surface de la terre par un filet peu épais. Ce filet nous permettait de récupérer facilement les restes d’excréments ou de feuilles mortes, mais les microbes de la terre parvenaient quand même à passer au travers et à décomposer les excréments et les feuilles mortes. Nous avons laissé les bocaux dans une pièce sombre à l’atmosphère chaude et humide pendant six mois. Chaque semaine, nous ajoutions de l’eau dans les bocaux afin de maintenir un niveau d’humidité optimal pour les microbes. Au bout de six mois, nous avons récupéré les restes d’excréments et de feuilles mortes. Nous les avons séchés et pesés, et nous avons comparé la masse des échantillons à leur masse initiale pour savoir quelle proportion des feuilles et des excréments avait été décomposée par les microbes lors de ces six mois.
QU’AVONS-NOUS DÉCOUVERT ?
Nos expériences nous ont permis de faire deux découvertes très intéressantes. D’abord, nous avons découvert que les excréments de toutes les espèces animales étudiées se décomposaient 38 % plus vite en moyenne que les feuilles mortes (figure 3). Ces résultats étaient très homogènes bien que les escargots, les mille-pattes et les cloportes soient des espèces très différentes. Nous pensons que les excréments se décomposent plus rapidement parce que les animaux transforment les grandes feuilles mortes en des milliers de petits morceaux, sur lesquels les microbes peuvent se développer plus facilement et qu’ils peuvent décomposer plus aisément. Notre seconde découverte importante concerne la vitesse de décomposition, qui variait en fonction des types de feuilles mortes. Lorsque les animaux avaient mangé des feuilles mortes faciles à décomposer pour les microbes, leurs excréments ne se décomposaient pas beaucoup plus rapidement que les feuilles mortes. Cependant, lorsque les animaux avaient mangé des feuilles mortes difficiles à décomposer pour les microbes, leurs excréments se décomposaient beaucoup plus rapidement que les feuilles mortes non mangées. De ce fait, la grande différence au niveau de la vitesse de décomposition entre différents types de feuilles mortes disparaît quasiment une fois les feuilles mangées par les animaux et transformées en excréments.
LES ANIMAUX DU SOL CONTRIBUENT AU CYCLE DE LA VIE
En résumé, en transformant les feuilles mortes en excréments, les animaux du sol accélèrent la décomposition opérée par les microbes. C’est la raison pour laquelle les feuilles mortes ne s’accumulent pas sur le sol, en particulier sous les végétaux dotés de feuilles à décomposition lente. Plus important encore, en transformant les feuilles mortes en excréments, les animaux du sol contribuent au rejet du carbone contenu dans les feuilles dans l’atmosphère sous forme de dioxyde de carbone, et ils facilitent la conduite des nutriments vers le sol, où ces substances vitales peuvent être réutilisées par les végétaux. Ainsi, les animaux du sol favorisent le maintien de l’équilibre essentiel entre photosynthèse et décomposition dont dépendent les végétaux et, donc, la vie sur Terre.
GLOSSAIRE
DÉCOMPOSITION
Le processus par lequel la matière végétale ou animale complexe est réduite en une forme plus simple, produisant du dioxyde de carbone et des nutriments.
PHOTOSYNTHÈSE
Le processus par lequel les plantes captent l’énergie des rayons du soleil à l’aide de leurs feuilles pour transformer le dioxyde de carbone et l’eau en sucres.
ENZYMES
Des protéines capables de décomposer de grosses molécules complexes en molécules plus petites et plus simples.
MICROBES
De minuscules êtres vivants, invisibles à l’œil nu, tels que les bactéries ou les champignons. On les appelle également « microorganismes ».
EXCRÉMENTS
Restes de nourriture consommée et non digérée par les animaux. Autrement dit, des crottes.
ARTICLE ORIGINAL SOURCE
Joly F-X, Coq S, Coulis M, David J-F, Hättenschwiler S, Mueller CW, Prater I, Subke J-A. Detritivore conversion of litter into faeces accelerates organic matter turnover. Commun Biol (2020) 3:660.
BIBLIOGRAPHIE
- Sagi, N., Grünzweig, J. M., and Hawlena, D. 2019. Burrowing detritivores regulate nutrient cycling in a desert ecosystem. Proc. R. Soc. B Biol. Sci. 286:20191647. doi : 10.1098/rspb.2019.1647
- David, J. F., and Gillon, D. 2002. Annual feeding rate of the millipede Glomeris marginata on holm oak (Quercus ilex) leaf litter under Mediterranean conditions. Pedobiologia. 46:42–52. doi : 10.1078/0031-4056-00112
- Coulis, M., Hättenschwiler, S., Coq, S., and David, J. F. 2016. Leaf litter consumption by macroarthropods and burial of their faeces enhance decomposition in a mediterranean ecosystem. Ecosystems. 19:1104–15. doi : 10.1007/s10021-016-9990-1
- Cárcamo, H. A., Abe, T. A., Prescott, C. E., Holl, F. B., and Chanway, C. P. 2000. Influence of millipedes on litter decomposition, N mineralization, and microbial communities in a coastal forest in British Columbia, Canada. Can. J. For. Res. 30:817–26. doi : 10.1139/x00-014
- Joly, F-. X., Coq, S., Coulis, M., David, J.- F., Hättenschwiler, S., Mueller, C. W., et al. 2020. Detritivore conversion of litter into faeces accelerates organic matter turnover. Commun. Biol. 3:660. doi : 10.1038/s42003-020-01392-4
RÉVISEUR : Rémy Beugnon, Centre de recherche allemand sur la biodiversité intégrative (iDiv), Allemagne
TUTRICE SCIENTIFIQUE : Maria Claudia Segovia-Salcedo
SOURCE : Joly F-X and Subke J-A (2022) The Bizarre Role of Soil Animals in the Decomposition of Dead Leaves. Front. Young Minds 10:638736. doi: 10.3389/frym.2022.638736
CONFLIT D’INTÉRÊTS : Les auteurs déclarent que cette étude n’a fait l’objet d’aucun échange de nature commerciale ou financière susceptible de constituer un conflit d’intérêts.
COPYRIGHT © 2022 Joly et Subke. Cet article en libre accès est diffusé selon les conditions de la licence d’attribution Creative Commons (CC BY). L’utilisation, la diffusion ou la reproduction dans d’autres publications est permise sous réserve d’une mention des auteurs originaux et des détenteurs du copyright ainsi que d’une citation de la publication originale dans cette revue, conformément aux pratiques académiques communément admises. Toute utilisation, distribution ou reproduction ne respectant pas ces conditions est prohibée.
JEUNE RELECTEUR
JUAN DIEGO, ÂGE : 15 ANS
Bonjour, je m’appelle Juan Diego et je viens d’avoir 15 ans. Je suis originaire d’Équateur, mais j’ai grandi aux États-Unis. J’ai de nombreux loisirs. Les jeux vidéo sont mon passe-temps préféré, car ils me permettent de jouer avec mes amis malgré le confinement lié à la pandémie. J’aime aussi les animaux et la nature. C’est pour cela que j’ai choisi de travailler sur un petit livre d’autocollants sur les espèces menacées dans le cadre d’un projet pour l’école.
AUTEURS
FRANÇOIS-XAVIER JOLY
François-Xavier Joly est un écologiste du sol français qui travaille à l’université de Vienne, en Autriche. Par ses recherches, il essaie de comprendre la contribution des organismes du sol à la décomposition des végétaux morts et les évolutions potentielles de ce processus liées aux changements mondiaux, tels que le déclin de la biodiversité et le changement climatique. *joly.fx@gmail.com
JENS-ARNE SUBKE
Jens-Arne Subke est écologiste des écosystèmes à l’université de Stirling. Il s’intéresse aux interactions entre les plantes, le sol et l’environnement. Il cherche des réponses sur la façon dont le carbone puisé dans l’atmosphère par les végétaux peut être stabilisé dans les sols pour réduire les concentrations de CO2 dans l’atmosphère.
TRADUCTRICE
JULIE DELAUNAY
FINANCEMENT
L’équipe de Translating Soil Biodiversity remercie le Centre de recherche allemand sur la biodiversité intégrative (iDiv) Halle-Jena-Leipzig, fondé par la Fondation pour la recherche allemande (DFG FZT 118, 202548816), pour son soutien.